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"l'enfant sans gravité"

L’enfant sans gravité
De Crime et châtiment à Match Point.


Le titre de cet article : « L’enfant sans gravité » fait référence au livre de Charles Melman L’homme sans gravité , Je vais tenter de démontrer en quoi cet « enfant sans gravité » pourrait être le pervers polymorphe d’aujourd’hui, à savoir quelles sont les destinées contemporaines de ce que Freud qualifiait dans Trois essais sur la théorie de la sexualité par cette expression : pervers polymorphe .
La question centrale de ce livre est le passage d’une société fondée sur le refoulement (et donc sur la névrose) à une société fondée sur le modèle de la perversion, c’est-à-dire une société ou  tout serait permis, ou  tout serait possible pour accéder à la jouissance à tout prix (le sous-titre du livre est d’ailleurs : « jouir à tout prix »).
La jouissance, nous le savons, ne désigne pas seulement le plaisir, mais le plaisir et la douleur ensemble, c’est l’association d’Eros et de Thanatos dont le masochisme est un très bon exemple.
Ainsi, selon Charles Melman, les limites de ce qu’il est possible de faire pour accéder à cette jouissance sont plus que remises en question, et nous assistons à une « désymbolisation » par une altération, voire à une disparition de certaines règles morales, éthiques, traditions, etc.… Ceci au profit de la loi du tout économique ; chacun de nous a probablement de nombreux exemples en mémoire…

La notion d’autorité (autorité politique, autorité parentale, autorité éducative) se voit largement remise en question et disparaît, là aussi, devant la priorité de ce qui vient tenter de déjouer la castration, terme par lequel nous devons entendre l’acceptation d’un certain rapport à la réalité qui passe par un renoncement à la toute puissance. C’est précisément en cela - dans cet évitement et dans ce défi à l’autorité - , que l’on peut qualifier ce mouvement de mouvement pervers. Par là, la capacité économique garantirait l’accès à la jouissance pleine et entière.
Le moyen, c’est-à-dire l’objet de consommation ou plus directement l’argent qui permet de l’acquérir, se trouve confondu avec le but que celui-ci soit éthique, politique, social, scientifique, etc. Il finit même par le devenir au point d’en constituer son terme dont l’impossible satisfaction engage le sujet dans une répétition mortifère.
Cette confusion avait déjà été repérée par le philosophe Vladimir Jankélévitch qui la qualifiait par le terme de  « micro-psychisme ».
Mais sans doute faut-il maintenant définir le terme de perversion au sens psychanalytique (ce qui caractérise la « structure perverse »), pour mieux comprendre le sens de la métaphore de Melman, à savoir que le modèle de la société contemporaine serait réglée sur un modèle pervers…
La perversion est une organisation particulière de la personnalité qui regroupe des manifestations, hétérogènes, soit dans le remplacement de l’objet « normal » de la satisfaction, c’est-à-dire l’objet hétérosexuel, par un autre objet. C’est le cas, par exemple, dans le sadomasochisme, la pédophilie ou dans le fétichisme ; soit par le déplacement de but, ce qui est le cas dans les transgressions anatomiques.
Ces différents choix d’objets trouvent leur unité dans la solution qu’elles constituent face a un conflit. Ce conflit, c’est celui de la différence des sexes et de l’angoisse de castration que la différence des sexes provoque.
Cette solution « originale » qu’adopte le sujet pervers, c’est précisément le déni de cette castration, il ne veut pas la voir cette différence des sexes… Il tente donc d’y échapper, de l’éviter. Le pervers instaurerait ainsi une position propre, une position singulière par « son action psychique » qui tend à tenir hors de la représentation le « manque », c’est-à-dire l’absence de pénis. Il remplace le symptôme qui est la solution du névrosé par l’acte même ou par le fétiche.
Ce dernier, mettant le sujet à l’abri de la frustration puisque l’objet (au sens usuel et non psychanalytique du terme) est disponible à volonté. Or, c’est cette même  « disponibilité à volonté de l’objet » que nous retrouvons aujourd’hui dans notre société « consumériste » mais qui, en l’occurrence, englobe également dans cette notion d’ « objet », les hommes et les femmes.
Une telle opération, l’opération fétichiste, est donc un refus, un déni de reconnaître la réalité de sa perception, et témoigne bien du triomphe sur la castration. Il faudra tout de même en payer le prix - celui d’un clivage du moi -, de façon à pouvoir faire coexister la réalité externe et la réalité psychique. Freud le souligne dans son article « Quelques conséquences psychologiques sur la différence des sexes » en disant que, chez l’enfant, une partie du moi reconnaît la castration, alors qu’une autre partie la nie. Dualité que l’on retrouvera de façon permanente chez le sujet pervers.
Horreur de la castration, déni de la différence des sexes, rébellion, défi : on peut résumer ainsi les caractéristiques essentielles de ce qui constitue la structure perverse. On peut dire que ce sont également là les caractéristiques de ce que Charles Melman appelle « la nouvelle économie psychique ». L’homme contemporain défie la castration et met à mal l’autorité – autorité qui, loin d’être exemplaire, se met elle-même au service de sa propre jouissance, au service de l’économie de marché, et s’autorise des pouvoirs qu’elle sait très éphémères pour transgresser la loi à des fins personnelles. Là aussi nous ne manquons pas d’exemples.

Venons en maintenant aux conséquences, aux effets, dans la clinique, du discours pervers que semble vouloir adopter la société contemporaine.

Ce « jouir à tout prix », ce nouveau rapport à l’objet, qui s’institue de cette façon plus ou moins addictive selon les sujets, qui nous rend tributaires de nos satisfactions, a pour conséquence de « nouvelles » pathologies – ce dont Julia Kristeva parle très bien dans un ouvrage dont le titre est justement Les nouvelles maladies de l’âme. Elle y écrit notamment : « L’expérience quotidienne semble démontrer une réduction spectaculaire de la vie intérieure. Qui a encore une âme aujourd’hui ? Car le constat s’impose : pressés par le stress, impatients de gagner et de dépenser, de jouir et de mourir, les hommes et les femmes d’aujourd’hui font l’économie de cette représentation de leur expérience, qu’on appelle une vie psychique ». On voit bien qu’elle montre là également, mais sous un autre angle, que c’est la dimension de l’acte qui est privilégié au détriment de la représentation, que le moyen là encore est pris pour le but dans une dynamique perverse.

C’est donc cette perversion polymorphe qui ferait aujourd’hui du monde adulte un monde d’enfants. « L’enfant sans gravité » pourrait aussi être « l’enfant généralisé » – expression de Jacques Lacan dans « Allocution sur les psychoses de l’enfant » -, pour définir précisément ces adultes ou ces « empêchés d’être adultes » (pour faire écho à Rémy Puyuelo qui lui parle des « empêchés de latence »). « Empêchés… » pour qui tout serait possible, que rien ne pourrait venir arrêter dans ce qui peut alimenter leurs jouissances.
Aujourd’hui, l’on peut effectivement se demander ce qui résiste, ce qui fait barrage, ce qui empêche la mise en acte de ses fantasmes, de sa sexualité. Le célèbre slogan de Mai 68 « il est interdit d’interdire » prend ici son entière dimension. Y compris en ce qui concerne les actes pédophiles puisque personne n’ignore aujourd’hui qu’il suffit de prendre un avion pour pouvoir faire absolument tout ce que l’on veut avec un enfant de n’importe quel âge. Malgré l’interdit, cette transgression semble facile à réaliser, comme en témoignent de nombreuses affaires qui, d’ailleurs, pour certaines se passent comme, chacun le sait, très près de chez nous…
Cette possible transgression est facilitée par les mode de communication et de déplacement de plus en plus sophistiqués mais également, et surtout, parce qu’un certain type de discours - que l’on pourrait qualifier de « discours de la jouissance » -, semble sacrifier à l’idée qu’il soit désormais presque inconcevable de ne pas pouvoir satisfaire toutes ses pulsions.
Or, il faut rappeler que ce qui fait lien social implique justement un certain renoncement à la pulsion et la soumission à certaines règles dont, notamment, l’interdit de l’inceste, c’est en tout cas ce que nous dit Freud dans Totem et tabou.
Donc, nouvelles pathologies ou, plus exactement, généralisation et développement d’un certain type de pathologies car, la littérature est là pour nous le montrer, elles existaient déjà bien avant Freud . Ces pathologies, que l’on rencontre de plus en plus fréquemment dans notre clinique, ce sont ce que nous appelons les ‘‘états-limites’’.

Afin d’illustrer mon propos, et pour comprendre les conséquences que peuvent avoir les modifications du discours social, je vais prendre l’exemple d’une figure célèbre de la littérature classique, en l’occurrence le personnage central de Crime et châtiment  de Dostoïevski : le jeune étudiant Raskolnikov. J’ai également choisi cet exemple parce que ce livre a été totalement revisité au cinéma grâce au talent de Woody Allen, qui y fait référence de façon extrêmement subtile dans son film Match point . Le réalisateur a perçu, me semble-t-il, tout ce que le personnage de Dostoïevski pouvait avoir d’actuel dans le sens où, précisément, le mal dont souffre Raskolnikov, se généralise et, par conséquent, en deviendrait presque banal.

De Crime et châtiment à Match point, nous passons de la problématique de ce qui semble être un état-limite dans une société fondée sur le refoulement, à une problématique sensiblement équivalente, mais transposée dans une société réglée sur un modèle pervers. Ce qui, pour le coup, et c’est l’intérêt de la démonstration, va engendrer des différences considérables et fondamentales.

Raskolnikov, donc, est un jeune étudiant qui se trouve dès le début du roman dans de grandes difficultés psychologiques. Il reste dans sa chambre une grande partie de la journée, il sort de moins en moins, ne va plus suivre ses cours à l’université et a des dettes envers sa logeuse. Il n’a aucune vie sociale, pas d’amis, sauf un qui tente de l’aider en lui proposant de donner des cours pour gagner un peu d’argent, ce qu’il va refuser, fuyant, dans un premier temps, cet ami pour le retrouver plus tard. Il contracte d’autres dettes d’une part, avec un prêteuse sur gages, une vieille usurière qu’il déteste et, d’autre part, avec sa mère. Celle-ci vit dans une autre ville, leurs échanges sont de plus en plus rares puisque Raskolnikov ne répond plus aux lettres qu’elle lui adresse.

A ses difficultés psychologiques répondent ainsi de grandes difficultés économiques. On notera que ces dettes sont vis à vis de femmes uniquement : sa logeuse, l’usurière et sa mère. Il a également une dette morale envers cette dernière, n’arrivant pas à supporter le poids des idéaux qu’elle cultive à son égard, idéaux liés au fait qu’il est le seul homme de sa famille, laquelle se réduit à sa mère et sa soeur.
En effet, et c’est un élément d’une importance fondamentale pour la question qui nous occupe, le père de Raskolnikov est totalement absent du roman sauf à un moment bien particulier qui est le récit d’un rêve… Raskolnikov enfant accompagné de son père voit des ouvriers sortir d’une taverne et tuer un cheval devenu trop vieux, d’abord à coups de fouets et, ensuite, à coups de barres de fer. Ainsi, le père apparaît simultanément à l’évocation de la scène d’un meurtre et par l’intermédiaire ou le couvert d’un rêve. Il convient de préciser ici que c’est de cette façon qu’a été assassiné le propre père de Dostoïevski. Remarquons également que l’écrivain était à Saint-Petersbourg au moment de ce meurtre, la ville où se déroule le roman.
On peut ainsi mesurer la portée autobiographique du récit et, surtout, voir de quelle façon s’inscrit l’association de la figure paternelle avec la représentation de la scène d’un meurtre.
On comprend aussi le sentiment d’abandon que notre personnage doit éprouver dans cette grande ville, comme sa difficulté à s’extraire de la confusion envahissante et menaçante d’une imago maternelle dont les figures de l’usurière et de la logeuse incarnent une représentation ; il faut donc penser la valeur symbolique que prend la dette à leurs égards.
Dans un moment de confusion entre le monde interne et le monde externe - caractéristique propre aux états limites -, Raskolnikov résout l’extrême tension de ses conflits psychiques par un passage à l’acte radical : l’accomplissement d’un double meurtre. En effet, il tue, selon ses plans, la vieille usurière mais aussi sa sœur qui se trouvait là alors qu’il ne s’y attendait pas…

On pourrait d’abord penser que Raskolnikov, traversant une grave crise économique, tue cette usurière pour la voler. Il va effectivement prendre à la hâte ce qu’il pourra mais pour s’en débarrasser aussitôt dans une cour abandonnée, sous une pierre. Or, c’est un faux mobile puisqu’il ne tentera jamais de récupérer son butin. Ce faux mobile réapparaîtra d’ailleurs dans le film de Woody Allen.

Si Raskolnikov accomplit ce meurtre, ce n’est donc pas pour le produit du vol mais bien plutôt pour éprouver les limites, c’est en quelque sorte une mise à l’épreuve du symbolique, une mise à l’épreuve et un défi à l’autorité ; cette autorité dont il n’a pas eu de modèle et que sa mère comme sa sœur attendent qu’il incarne. Faute de père, c’est à lui qu’échoit d’endosser ce rôle à la fois autoritaire et protecteur.
Pour expliquer son geste, il revendique la théorie du surhomme dont la figure est représentée par le personnage de Napoléon, c’est-à-dire le père idéalisé qu‘il n’a pas eu ( Chez Freud, le père du roman familial – ces deux figures se confondent faute de la présence ou de l’existence du père réel).
Du point de vue de Raskolnikov, Napoléon, figure idéale est  « le grand homme qui veut corriger et diriger la nature ». De plus, le jeune étudiant regrette de n’avoir eu dans sa « carrière qu’une ridicule mauvaise petite vieille » et non, comme Napoléon, Toulon, l’Egypte, ou la Bérézina...
Précisons que, plus tard, Dostoïevski reprendra cet idéal du surhomme avec le personnage de Kirilov dans Les démons ; à son tour, Kirilov anticipe le fameux surhomme de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.
Sur le plan de l’interprétation, on connaît l’association de Freud entre le père de la horde originaire, c’est-à-dire celui de Totem et tabou et le surhomme de Nietzsche. Il s’agit de ce père, jouisseur, qui n’est pas soumis à la castration, qui possède toutes les femmes, symbolisant ainsi la toute puissance. Cette figure sera doublement représentée chez Raskolnikov : par cet idéal du surhomme et par la vieille usurière, phallique parce qu’elle détient ces objets précieux, les dernièrs que l’on possède quelquefois et que, en désespoir de cause, l‘on échange contre un peu d’argent en espérant pouvoir, peut-être, les récupérer un jour.
Tuer cette femme est donc véritablement un défi à la castration, d’autant qu’elle représente de façon condensée à la fois une figure de père tout puissant et également une imago maternelle. S’il se débarasse par là de la mère, le fait qu’il élimine la soeur de l’usurière ne relève sans doute pas du hasard.
D’autre part, on pourrait avancer que ce passage à l‘acte viendrait métaphoriser le meurtre du père dans sa version disons, classique, mais, également, qu’il viendrait répéter le geste supposé du père, de son père, c’est-à-dire se débarasser de la mère et de la soeur manifestant ainsi sa toute puissance.
Cela ne vas pas sans de nombreuses angoisses et, notamment, des angoisses de castration qui sont parfaitement illustrées par le rêve dans lequel Raskolnikov, malgré les coups de hache répétés, n’arrive pas à briser le corps de la vieille femme :
« Elle a peur ! pensa-t-il. Tout doucement il dégagea de son nœud la hache et frappa la vieille sur la nuque, une fois, une seconde fois. Mais, chose singulière, elle n’a même pas bougé sous les coups, comme si elle était de bois. Il eut peur, se baissa davantage et se mit à la dévisager ; Mais elle aussi baissa la tête encore plus bas. Il se baissa alors jusqu’au plancher, et la regarda de bas en haut ; il la regarda, et crut mourir : La mauvaise petite vieille était assise et riait... La rage s’empara de lui : De toutes ses forces il se mit à frapper la vieille sur la tête, mais, à chaque coup de hache, les rires et les chuchotements retentissaient de plus en plus fort, tandis que la mauvaise petite vieille elle-même se tordait de rire ».
On voit bien dans ce rêve comment le corps en bois de la vieille femme, devenu un symbole du pénis érigé, ne peut être brisé.

Dans le film de Woody Allen, le personnage est d’apparence bien différent. Il s’agit d’un jeune professeur de tennis dont le passé ne nous est pas dévoilé donc, là aussi, absence notamment, du père. Nous savons simplement qu’il aurait pu être un champion dans son domaine, ayant joué avec les plus grands, sans jamais avoir pu atteindre le sommet. Il s’agit sans doute là de l’un des premiers signaux quant à sa fragilité affective.
Embauché dans un club chic de Londres pour donner des cours de tennis, il s’y lie d’amitié avec le fils d’une très grande famille londonienne. Bientôt, il se marie avec la sœur de ce jeune homme et, rapidement, se voit offrir un poste très important dans l’une des sociétés du beau-père. Le voilà donc arrivé à une position sociale très élevée, avec appartement somptueux dans le centre de Londres, chauffeur, etc.
Les choses se compliquent lorsqu’il a une aventure avec la fiancée de son beau-frère, bien que cette relation demeure dans l’ombre. D’un autre côté, la mère du jeune homme ne souhaite pas un mariage avec cette femme aux origines modestes et qui, de plus, est une comédienne ratée. Le fils finit par éconduire sa fiancée ce qui est, évidemment, très oedipien. Parallèlement à ces événements, la relation adultère gagne en intensité, jusqu’à ce que la comédienne annonce à son amant qu’elle porte un enfant de lui et veut, coûte que coûte, le garder. De plus en plus pressante, elle lui demande de quitter sa femme (avec qui il ne peut avoir d’enfant). Il le lui promet, tout en l’invitant à être patiente. Cette histoire adultère qui, au départ, semblait être une relation amoureuse passionnelle, ne résiste pas longtemps à la crainte que le jeune homme a de perdre une position sociale privilégiée, position dangereusement compromise par la pression grandissante de la maîtresse venant jusqu’à l’attendre à la sortie du bureau. C’est évidemment là encore des angoisses de castration qui sont convoquées puisque une position sociale est en jeu.
Jusque là, tout ceci semble être une situation très classique. Ce qui, en revanche, l’est moins, et qui resterait pour un névrosé probablement de l’ordre du fantasme, est que l’ancien professeur met en acte l’organisation d’un meurtre.
Comme chez Dostoïevski, il s’agit d’un double meurtre mais non pas, cette fois, à cause de circonstances défavorables, mais parce que sa stratégie pour ne pas être découvert passe par le meurtre d’une vieille femme, en l’occurrence la voisine de sa maîtresse, voisine qu’il dévalise pour simuler le véritable mobile. Là où la soeur de l’usurière se trouvait sur les lieux a priori au mauvais moment, c’est cette fois la jeune femme qui, selon le scénario du meurtrier, arrive apparemment au mauvais moment… Le mobile est de la sorte dissimulé.
Ici, le personnage principal commet un double crime non pour éprouver les limites, ou mieux, les convoquer et convoquer l’autorité, mais pour conserver sa position sociale visiblement prévalente sur tout et, qu’aucune éthique ou morale ne peut arrêter, comme le signifie d’ailleurs le meurtre sacrificiel d’une seconde personne. Ce sacrifice répond à un but unique : emmener les enquêteurs sur une mauvaise piste. C’est d’ailleurs, finalement, ce qui arrivera. Il n’est pas inintéressant de noter, au passage, la façon peu reluisante dont est dépeinte la police, ne serait-ce parce que cela en dit long sur la manière de percevoir le rapport à l’autorité aujourd’hui…

Nos deux personnages, le premier évoluant dans les années 1850 dans une Russie conservatrice et, le second appartenant à la société ultra-libérale contemporaine, sont différents, bien qu’on puisse les supposer d’une structure équivalente et qu’il y ait eu un passage à l’acte dans les deux cas.
En effet, le geste du personnage de Woody Allen est dénué de toute question métaphysique, c’est un acte qui s’inscrit dans la toute puissance, alors que le héros dostoïevskien pose la question de l’épreuve de sa liberté et de la transgression. L’écrivain russe fera dire à l’un de ses personnages dans Les démons « si Dieu n’existe pas, alors je suis Dieu ». Mais tout cela n’est pas certain : il y a un « si »… Dieu existe peut-être et, en tout cas, l’autorité du Tsar de l’époque est bien réelle : Alexandre II n’est pas remis en cause à ce moment là, même s’il sera assassiner plus tard par les nihilistes auxquels, d’ailleurs, Dostoïevski est opposé.
Quoi qu’il en soit Raskolnikov paiera son crime par quelques années de bagne. Cette expérience douloureuse sera pour lui tout à fait « mutative » comme ces phrases l’attestent : « …la vie était rentrée dans ses droits, et dans sa conscience devait s’élaborer quelque chose d’absolument différent » ; « de son initiation à une réalité nouvelle, jusque-là absolument inconnue », il dit se sentir parfaitement rénové et il trouve notamment la capacité d’aimer (ce que Freud avait précisément repérer comme l’aboutissement d’une analyse, parlant de restauration de la capacité d’aimer et de travailler…).
Dans le film de Woody Allen, nous sommes dans une époque où Dieu n’existe pas ou, pour le moins, dans laquelle il montre des signes certains de faiblesse. Son autorité est mise à mal à l’instar d’ailleurs de celle de la police, une police prise en défaut par un concours de circonstances conduisant notre personnage à s’en sortir sans égratignures. A la limite, son regard s’absentant de la scène familiale, dernière scène du film, peut être interprété comme l’expression d’un remord, d’une culpabilité, mais c’est là peut-être une vision optimiste…

Evidemment, il ne s’agit pas là de faire l’éloge ni de la religion, ni de la Russie de 1850 et, encore moins, du bagne, mais de montrer plutôt les conséquences et les dangers d’un certain type de discours.
« L’enfant sans gravité » serait donc cet enfant délesté du poids du symbolique, de l’éthique, et dont la seule loi est celle de la « jouissance à tout prix », parfaitement incarnée par le héros du film de Woody Allen.
Au fond, l’essentiel n’est-il pas résumé dans les deux titres que nous avons pris pour exemple ? Le premier titre, Crime et châtiment, associe étroitement le geste et sa conséquence, l’un ne va pas sans l’autre, le crime appelle le châtiment. Le second titre, Match point, renvoie à l’idée d’une conception de la vie comme un jeu avec une dimension virtuelle de l’ordre du « pas pour de vrai », une dimension autorisant l’inconséquence, voire de tout se permettre lorsque sa propre jouissance est précisément en jeu.

« L’enfant sans gravité » ou « l’enfant généralisé », pour reprendre à nouveau l’expression de Lacan, c’est cet adulte enfant ou cet enfant adulte, comme l’on voudra, séduit par le leurre d’une possible pleine satisfaction et condamné à rester un pervers polymorphe.
Partant de cette analyse, il serait légitime de se demander ce qu’il en est actuellement de cette confusion des langues entre les adultes et les enfants, et dont parlait Ferenczi. Ne sommes-nous pas maintenant plutôt dans une confusion totale ? Car, si l’adulte reste un pervers polymorphe, incapable d’assumer et de respecter une quelconque figure d’autorité, l’adresse faite à l’enfant est plus que jamais placée sous le signe de la sexualité. Ainsi, que reste-il de spécificité à « l’être enfant » ? Que penser du fait de demander, aujourd’hui, à nos enfants de se comporter comme des adultes, et de parler le même langage que nous ? C’est sans doute là le témoignage de notre difficulté à tenir ce rôle.
Rappelons que pour pallier l’incapacité parentale, la justice américaine peut parfois se renforcer de façon excessive : Un garçon de dix ans emprisonné, malgré les protestations de ses parents, pour avoir joué au docteur avec sa petite sœur ; des enfants, plus jeunes encore, amenés devant un juge parce qu’ils ont fait l’école buissonnière ; des handicapés mentaux condamnés à mort et, exécutés, pour meurtre, après avoir assisté à leur procès dont ils ne comprenaient guère les enjeux…
Espérons que nous pourrons éviter, peut-être par la seule vertu de ce qui nous reste de notre capacité à penser, ce que nous pourrions qualifier de « formation réactionnelle » à cette nouvelle « économie psychique ». En d’autres termes, éviter qu’une loi absurde et autoritaire vienne, de façon opportuniste et caricaturale, se substituer à un univers symboliquement carencé.
Autre conséquence, également, de ce déficit de symbolisation : un phénomène de déplacement, au sens où Freud le définit en tant que mécanisme associé à la condensation (L’interprétation des rêves). En effet, la comparaison entre le contenu manifeste et les pensées latentes du rêve fait apparaître une différence de centrage : les éléments les plus importants du contenu latent peuvent être représentés par des détails minimes.  Ainsi, nous produisons et fabriquons des événements qui vont prendre, de façon totalement artificielle, une importance considérable. Avec la dernière coupe du monde de football, on voit bien quelle dimension excessive peut prendre ce qui est, somme toute, un simple match de football ; on voit bien comment un événement d’une importance relative se charge d’une incroyable intensité, intensité paraissant totalement disproportionnée, pour ne pas dire délirante…
Dans sa valeur paradigmatique, l’ampleur d’un tel phénomène nous permet d’avoir une mesure du degré de cette carence du symbolique, tout en exprimant une forme d’idéal totalitaire, de « fascisme volontaire » pour reprendre l’expression de Melman. Ici s’instaure une sorte de ‘‘nouvelle’’ autorité, disons d’un modèle qui fait autorité, destinée à nous soulager de l’angoisse en nous indiquant ce que nous devons faire ou pas, ce que nous devons voir, ce que nous devons penser, etc.

On peut conclure avec Freud, écrivant dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité :
« Il est instructif de constater que, sous l’influence de la séduction, l’enfant peut devenir pervers polymorphe et être entraîné à tous les débordements imaginables. Cela démontre qu’il porte dans sa prédisposition les aptitudes requises ; leurs mises en acte ne rencontre que de faibles résistances parce que, suivant l’âge de l’enfant, les digues psychiques qui entravent les excès sexuels : pudeur, dégoût et morale, ne sont pas encore établies ou sont seulement en cours d’édification. »
Il semblerait que nous soyons, aujourd’hui, confrontés à tous les débordements imaginables d’un « homme sans gravité » ou sans « digues psychiques », pour reprendre la métaphore freudienne. Psychanalystes, psychologues, travailleurs sociaux, enseignants doivent, sans doute, non pas compenser le défaut d’une quelconque autorité mais, chacun à sa façon, poser une pierre dont le poids donnerait un peu de cette gravité manquante et, du même coup, participerait à l’édification de nouvelles digues psychiques…

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES


ASSOUN P.L., La psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 1997, 737 p.

DOSTOÏEVSKI F., Crime et châtiment, Flammarion, Paris, 1984, 626 p.

DOSTOÏEVSKI F., Les démons, Gallimard, Paris, 1997, 800 p.

FREUD S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965, 241 p.

FREUD S., L’interprétation des rêves, Presses Universitaires de France, Paris, 1967, 573 p.

FREUD S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Paris, 1987, 211 p.

KRISTEVA J., Les nouvelles maladie de l’âme, Fayard, Paris, 1993, 358 p.

LAPLANCHE J., PONTALIS J. -B., vocabulaire de la  psychanalyse, Presses Universitaire de France, Paris, 1968, 525 p.

MELMAN C., L’homme sans gravité, Denoël, Paris, 2002, 272 p.

NIETZSCHE F., Ainsi parlait Zarathoustra, Flammarion, Paris, 2006, 480 p.

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